Pourquoi tant de Togolais rêvent déjà du vendredi dès le lundi matin ?

Chaque dimanche soir, c’est le même rituel pour des millions de travailleurs à travers le monde. Un malaise diffus s’installe dans l’esprit de nombreux travailleurs. Le spectre du lundi matin hante bien plus que les réveils. Un nœud dans l’estomac, une tension qui monte, une humeur morose : le lundi approche. Ce phénomène, bien connu sous le nom de « Sunday Scaries » dans les pays anglo-saxons, n’est pas qu’une simple flemme passagère.
Derrière ce phénomène banal en apparence, se cache une réalité bien plus lourde : un désenchantement professionnel qui gagne du terrain, même sous nos latitudes. C’est la manifestation d’une réalité plus complexe. A savoir, un profond mal-être professionnel qui s’installe silencieusement. Selon un sondage publié par Joblist, 81 % des travailleurs américains déclarent ressentir de l’anxiété le dimanche soir. En France, un salarié sur deux avoue redouter le lundi matin. Et en Afrique, où le travail informel domine, cette angoisse se traduit différemment : fatigue chronique, désengagement progressif ou même rejet des cadres traditionnels du travail. Sur les réseaux sociaux, dans les conversations de taxi-motos ou à la pause-café, le même refrain revient, le lundi est redouté. Dès les premières heures du lundi, un soupir collectif semble flotter dans l’air, « déjà la fatigue ». Si certains y voient un retour à l’organisation, d’autres vivent le lundi comme un moment de pression intense, de perte de sens ou de frustration. Ce sentiment, loin d’être anodin, révèle un malaise plus profond dans le rapport au travail, à la réussite sociale et au bien-être en milieu professionnel. Si le lundi matin devient une source de stress, faut-il y voir un simple ras-le-bol ou un signal d’alarme dans nos modèles professionnels africains ? Mais que cache réellement cette peur du lundi et cette hâte d’être rapidement à vendredi ?
L’angoisse du lundi matin, un mal importé ou universel ?
Souvent associé aux pays industrialisés, le « blues du dimanche soir » n’épargne pourtant pas les salariés africains. Au Togo et dans bien d’autres pays africains, cadres de bureau, enseignants, commerçants ou agents d’administration partagent parfois cette même appréhension, celle de replonger dans un environnement de travail rigide, souvent déshumanisant. « Le dimanche soir, je commence à avoir mal au ventre. Je pense déjà aux remarques de mon patron, à l’ambiance lourde au bureau. Mais je garde tout pour moi, parce que j’ai peur qu’on dise que je ne veux pas travailler », confie Mireille, secrétaire dans une PME à Lomé.
Dans un pays où le taux de chômage reste élevé et où beaucoup se sentent « chanceux » d’avoir un emploi, cette peur est rarement exprimée à voix haute. « Se plaindre, c’est paraître ingrat. Alors, on oublie ses humeurs et on fait le job », rajoute Mireille. Par ailleurs, il existe une glorification implicite de la souffrance au travail : « Si tu es fatigué, c’est que tu travailles bien. » Se plaindre est souvent assimilé à de la faiblesse. Cela alimente le phénomène de résignation collective, où les lundis deviennent un passage obligé dans un cycle de survie, et non d’épanouissement.
« On n’a pas le droit de dire qu’on est fatigué. Dans notre environnement, fatigue rime avec faiblesse, surtout quand tu es cadre. Pourtant, même avec un bon salaire, un bureau climatisé et des collègues respectueux, il y a des lundis où je me lève sans aucune envie. Ce n’est pas de la paresse, c’est un vide. Un vide qui s’installe lentement, quand tu ne trouves plus de sens à ce que tu fais, quand chaque semaine se ressemble, quand tu travailles plus pour les objectifs que pour une vision. Je crois que beaucoup d’entre nous vivent ça, en silence, avec le masque du professionnel motivé. Mais à l’intérieur, c’est une lutte constante. Et personne n’en parle, parce que dans notre société, dire qu’on va mal, c’est déjà trop », exprime pour sa part Rodrigue, cadre dans une entreprise.
Aussi la hiérarchie est fortement valorisée. Par conséquent, remettre en question un supérieur, exprimer son mal-être ou même montrer un signe de fatigue peut être perçu comme un manque de respect ou d’engagement. Cela pousse beaucoup de travailleurs à intérioriser leur stress, à redouter les lundis où ils doivent « faire bonne figure » devant la hiérarchie.
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Derrière le stress, un tabou culturel ?
Dans l’éducation traditionnelle, on apprend rarement à reconnaître et exprimer ses émotions, encore moins dans le cadre professionnel. Le stress du lundi n’est donc pas identifié comme un signal de mal-être, mais comme une normalité. Le développement personnel ou l’hygiène mentale sont souvent vus comme des luxes. Pour certains, c’est le reflet d’un management autoritaire et peu empathique. Pour d’autres, c’est le résultat d’une surcharge constante, d’objectifs irréalistes ou d’un manque de reconnaissance. « Ce n’est pas le travail qui me fatigue, c’est l’ambiance », souffle Kodjo, fonctionnaire à Lomé.
« La peur du lundi ? Moi je la ressens tous les dimanches. Chaque lundi, je me force à sourire au boulot. Mais la vérité, c’est que j’ai l’impression de tourner en rond. Aucun plan de carrière, aucun encouragement. Je me demande souvent : je fais ça pour quoi ? », a laissé entendre Sonia. À cela s’ajoute le rythme effréné de la ville, les embouteillages matinaux, la pression sociale de « réussir », et parfois même, l’absence de perspectives d’évolution.
« Honnêtement, le lundi matin, j’ai toujours cette pensée : vivement que ce soit déjà vendredi. Dès que je me réveille, je ressens une lourdeur. Ce n’est pas le travail en soi, mais la routine, les réunions qui s’éternisent, les pressions inutiles, les objectifs qu’on te balance sans t’écouter. On fonctionne comme des robots. Alors, dès le début de la semaine, je suis déjà mentalement en train de courir vers le week-end. C’est triste à dire, mais je vis mes semaines en attendant juste les deux jours où je me sens vivant. »
Dans bien de culture, exprimer son mal-être professionnel peut être mal perçu. Au Togo comme dans plusieurs pays africains, il y a une forte pression à réussir pour soutenir sa famille, gravir l’échelle sociale ou simplement « s’en sortir ». Même si le travail est toxique, on continue, parce que quitter son emploi est souvent mal vu : « Avec tout le chômage qu’il y a, tu veux laisser ton boulot ? » ; « On t’accusera de paresse ou de sorcellerie. Dire que tu n’as plus envie d’aller au travail est presque un blasphème », analyse Richard, un sociologue. Pourtant, cette peur du lundi est un langage du corps et de l’esprit qui indique un besoin profond de restructurer notre rapport au travail, de remettre l’humain au centre, au-delà des chiffres et des performances.
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Un brin d’optimisme
Pour Nathalie, responsable communication dans une start-up, lundi est vécu différemment. « Moi, j’aime les lundis matin. C’est le moment où tout redémarre, où je peux mettre en œuvre de nouvelles idées. J’ai la chance de travailler dans une entreprise qui mise sur la créativité et la collaboration, donc je me sens écoutée et utile. Bien sûr, il y a du stress, des imprévus, mais c’est le bon stress : celui qui me pousse à donner le meilleur de moi-même. Je pense que quand on est aligné avec ses valeurs et qu’on sent que son travail a du sens, le lundi n’est plus une menace… c’est un nouveau départ. »
Face à ce malaise croissant de la peur du lundi matin, certains acteurs commencent à réagir. Des entreprises introduisent timidement des pratiques managériales plus participatives. D’autres investissent dans le bien-être au travail ou adoptent des politiques de flexibilité. Mais ces efforts restent l’exception. Écouter cette angoisse, c’est peut-être ouvrir la voie vers une économie plus humaine, plus durable, et plus… joyeuse, même un lundi matin.
Tony A.